Parce que ma croyance dans la réalité du purgatoire, passage qui nous guette à notre mort, est souvent très mal comprise et combattue comme si je l’envisageais en tant que châtiment orchestré par un Dieu vengeur, je propose ici une sorte de parabole sur un homme ayant “réussi sa vie” qui meurt, et ne s’attendait pas du tout à la prise de conscience instantanée, inévitable et plutôt brutale qui survient immédiatement après en son âme…
C’est précisément ce moment de lucidité absolue, personnel à chacun et hors du temps, que je nomme “purgatoire”.
“Imaginons un instant un homme qui a été par exemple chef d’entreprise et qui meurt. Partons du postulat qu’il y ait une vie après la mort.
Cet homme a fondé une entreprise, ou en a hérité, ou a gravi des échelons jusqu’à en devenir PDG. Soit. Il a eu le sentiment de”réussir sa vie”. Il s’est donné à fond dans son travail, il a côtoyé des élus ou des personnes influentes, il est allé au fil de la progression de sa carrière de cocktail en dîner d’affaires, il a pris l’avion classe business, il a gagné beaucoup d’argent, il a acquis plusieurs biens immobiliers, de plus en plus confortables, bien situés et lucratifs en loyers encaissés.
Il a constitué des assurances vie pour chacun de ses enfants, et emporté par un infarctus quelques années après sa retraite prise tardivement – il a aimé la bonne chère, les vins capiteux et le whisky un peu trop… – il se voit partir en se disant que somme toute, il part trop tôt, avant d’avoir pu visiter les pays asiatiques dont il rêvait depuis toujours, mais que ses enfants ont un capital et qu’il devrait avoir un éloge funèbre plutôt flatteur.
Il meurt.
Et voilà que tout à coup, dans ce passage, il voit défiler devant ses yeux et en pleine conscience, comme s’il était un autre que lui-même, sa vie telle qu’elle s’est réellement déroulée.
Il se revoit enfant et adolescent, ambitieux, arrogant, plutôt mauvais camarade car capricieux et intéressé même dans ses relations amicales, il revoit son cursus universitaire pas vraiment brillant mais qui lui a laissé le goût amer d’une revanche à prendre sur la vie.
Il revoit sa carrière professionnelle, sa manière d’avoir piétiné ses collaborateurs pour mieux se distinguer d’eux, son opportunisme sans scrupules pour accéder à des fonctions plus valorisantes et mieux rémunérées.
Il revoit sa fierté d’avoir atteint le poste convoité un jour, et parallèlement, son épouse qui demande le divorce à ce moment-là car elle a élevé presque seule leurs deux enfants, il comprend pour la première fois l’épuisement de sa femme courant de son propre travail aux réunions avec les professeurs des enfants, faisant le taxi pour leurs activités, organisant tout au quotidien à la maison – quoi, elle n’a jamais été heureuse dans leur villa avec piscine ?
Il ne s’en est pas rendu compte, il n’était presque jamais là, et coupait court à ses récriminations quand elle essayait d’aborder le sujet – “Nicole, tu me fatigues, j’ai eu une semaine épuisante, les résultats de la société ne sont pas bons cette année, on en parlera un autre jour si tu veux bien. Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?”
Il revoit aussi sa secrétaire qu’il a maudite quand elle s’est mise en arrêt maladie pour “burn out” – pfff, qu’est-ce qu’elles ne vont pas inventer ces nanas pour ne plus avoir à bosser – il revoit son cadre Laurent qu’il a licencié pour faute professionnelle quand il a eu envie de placer le fils d’un copain du club de golf à son poste, il revoit Nadège – mince c’est qui celle-là encore ? – ah oui sa maîtresse en 2006, bien foutue mais un peu nunuche non ? – il revoit Nadège qui lui annonce un jour qu’elle est enceinte de lui – “Quoi ? Mais tu m’avais dit que tu prenais la pilule ? Mais non je ne vais pas quitter ma femme… Non, qu’est-ce que tu t’imagines ? Et puis l’IVG ça existe, non ?”
Il revoit Nadège, oui il la revoit en larmes, les larmes qu’il n’a pas voulu voir en 2006… Il revoit Nadège qu’il n’a plus jamais revue après ce jour-là… Il se souvient soudain d’une lettre reçue quelques années plus tard, griffonnée à l’encre noire, une lettre qu’il a mise aussitôt à la corbeille et qui disait en quelques lignes mal orthographiées qu’il aurait pu avoir un geste pour la famille quand ses parents éplorés avaient enterré Nadège suicidée – pourquoi on venait encore lui parler de cette Nadège dont il se souvenait à peine ?
Il revoit alors tous les syndicalistes qu’il a méprisés, toutes les amantes qu’il a couvertes de cadeaux puis quittées dans l’indifférence, il revoit ses employés qui ne s’en sortaient pas avec un éternel SMIC, il revoit ses fils enchaînant à la fois les diplômes et les échecs amoureux noyés dans l’alcool ou le cannabis, il revoit ses fils qu’il n’a pas vu grandir…
Il revoit Nicole dans un appartement, oh coquet car elle était conséquente, la prestation compensatoire à leur divorce, il revoit Nicole qui absorbait tous les jours des anxiolytiques et des somnifères, parce que ça avait été dur à digérer, les messages haineux à leur divorce et les tentatives de manipulation sur les garçons, parce que c’était humiliant de le croiser parfois en ville avec des femmes qui avaient vingt ans de moins qu’elle et qui riaient de ses vannes vaseuses…
Il revoit ses garçons instables qui gagnent bien leur vie mais qui n’arrivent pas à se mettre en couple, Nicole qui ne s’est jamais remariée, Nadège suicidée, Fatiha sa femme de ménage qui avait tellement de mal à remplir son caddie avec son salaire de misère, Laurent qui ne s’est jamais vraiment remis de sa longue dépression après son licenciement et la secrétaire qui a fini en invalidité après 15 ans à son service sans jamais un merci ni un compliment…
Il vient de décéder d’un infarctus et à l’heure d’être confronté à ce qu’a réellement été sa vie dans son impact sur autrui, il se rend compte qu’il n’a été qu’un pauvre type…
Il n’a plus un sou en poche, là, pour s’acheter une place VIP au paradis.
C’était donc ça, sa vie ?
Et là, pour la première fois, tout seul face à lui-même, il souffre à l’infini de se découvrir tel qu’il s’est comporté. Un sale type. Honte et effroi. Il est brisé, à terre, criblé de remords alors qu’il est trop tard pour remédier à tout le mal qu’il a causé à son prochain.
Il aperçoit une lueur au loin, très loin, il lueur qu’il envie.
La suite, résolument, appartient à Dieu.
Maintenant, ce n’est plus lui le PDG de sa propre vie…”
Véronique Belen
